Menace récurrente de dérem- boursement, polémique inex- tinguible concernant son absence de fondement médi- cal, disparition de souches anciennes, non-évolution de la pharmacopée homéopathique française... À cette sombre toile de fond pour l’homéopathie s’est ajoutée depuis mars 2001 une procédure d’enregistrement homéopathique (EH) qui impose aux 1 163 souches remboursables répertoriées en France de passer sous les fourches caudines de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) (voir encadré p. 24). Une situation qui attise les différends entre homéopathes. Le courant uniciste, qui représente 15% des prat- ciens, s’appuient sur l’ensemble du répertoire et prescrivent un seul remède à la fois, y voit une tentative supplémentaire de sabrer le nombre de souches et réduire l’éventail des dilutions disponibles sur le marché, allant jusqu’à évoquer la disparition de 75% des remèdes homéopathiques.
5500souches sont inscrites à la Pharmacopée européenne.
« Quand Boiron, en situation de quasi-monopole dans le pays, obtient un enre- gistrement homéopathique, le laboratoire choisit ce qu’il va commercialiser et ne va vendre que les dilutions rentables. C’était le meilleur moyen pour tuer l’homéopathie telle que nous la pratiquons. En tant qu’unicistes, tenant compte de l’individu dans son ensemble, nous sommes les premiers concernés par ce qui se passe, par opposition aux pluralistes, qui appliquent des recettes à tout le monde », résume Didier Grandgeorge. Une menace qui a mené ce pédiatre basé à Fréjus à lancer en janvier 2013 une pétition pour la sauvegarde de la médecine homéopathique – qui a recueilli quelque 80 000 signatures – et à rencontrer les plus hautes instances de santé avec deux confrères varois, six mois plus tard. Leurs doléances sont restées lettre morte mais Jean-Louis Ode, l’un de ces médecins frondeurs, n’en démord pas : vouloir soumettre les remèdes homéopathiques aux mêmes exigences d’évaluation que les médicaments allopathiques consti- tue une aberration. Pour ce généraliste, « il y a un véritable danger à vouloir tout normaliser : en demandant à un remède homéopathique d’avoir des indications et de devenir un médicament, on finit par restreindre son utilisation en se fixant un symptôme à traiter, alors que tout homéopathe traite un individu unique dans la totalité des symptômes exprimés, et a donc besoin pour ce faire du maximum de remèdes possibles. Par ailleurs, qui dit indications, médicaments et traitements, dit restriction de la pratique de l’homéopathie aux seuls médecins certifiés par les facultés. Si cela se confirmait, la médecine homéopathique serait alors en grand danger » (voir encadré p. 25).
Si la procédure d’enregistrement a officiellement débuté il y a treize ans, l’affaire secoue le micro- cosme depuis début 2013, du fait d’un afflux de décisions concernant les EH et de la diffusion aux professionnels de santé d’une nomenclature des enregistrements par Boiron. « Elle les a mis devant la réalité des spécialités à nom commun disponibles pour chacune des souches enregistrées, qui correspondent à 97 % des prescriptions. Certains ont cru que c’était l’intégralité de notre offre ! », souligne Anabelle Flory-Boiron, directrice générale France du groupe, pour expliquer ce qui relève selon elle d’un malentendu : « Ce qui est réel comme changement pour les médecins, c’est que désormais, ils doivent se soucier de ce qui est commercialisé. » De fait, l’offre s’est recentrée sur les dilutions courantes (4, 5, 7, 9, 12, 15 et 30 CH).
Boiron dans le viseur
C’est précisément ce recadrage sur les souches, les dilutions et les spécialités les plus rentables – à l’image d’Oscillococcinum, de Stodal et autres Homéoplasmine, grâce auxquelles le laboratoire réalise la moitié de son chiffre d’affaires – que dénoncent les homéopathes unicistes. « Il y a eu un choix délibéré de restreindre l’offre. Cela n’a rien à voir avec la réglementation européenne ; c’est un choix stratégique », confirme-t-on à l’ANSM. Une contrariété supplémentaire de la part du géant pharmaceutique à qui les unicistes reprochent d’avoir remodelé le paysage homéopathique français. « Depuis son entrée en Bourse, en 1987, la volonté d’augmenter la valeur du groupe a entraîné une rupture des engagements. Lors du rachat de Dolisos, en 2005, Boiron s’était engagé à conserver la totalité des souches, ce qui n’a pas été le cas. Aujourd’hui, il profite clairement de la nouvelle donne pour rentabiliser sa chaîne de production », note Jean-Louis Ode. Et ce, alors que le groupe, en pleine reconfiguration depuis le retour de Christian Boiron aux manettes en juillet 2011, affiche une santé financière éclatante, avec un chiffre d’affaires (CA) en hausse de 9% en 2013, à 618 millions d’euros – dont 45 % réalisés à l’exportation. « Le cours de l’action Boiron a bondi de 250 % en un an et demi. Dans le même temps, avec l’automatisation, on réduit le personnel. C’est la rentabilité avant tout, dans l’optique d’une éventuelle revente », analyse Didier Grand-george.
« En demandant à un remède homéopathique de devenir un médicament, on finit par restreindre son utilisation. »
Chez le numéro un mondial de l’homéo- pathie, l’heure est à la chasse aux gaspis pour financer les investissements en recherche alors que le groupe a fait l’objet de trois class actions en Amérique du Nord. Pas de quoi évoquer une réduction drastique de l’offre, selon Géraldine Garayt, pharmacienne chargée de l’information médicale chez Boiron. « Nous n’avons aucun intérêt à nous tirer une balle dans le pied, 70% de notre CA étant lié à une prescription de médecins. Boiron commercialise environ 3 000 souches, dont 2 000 non remboursables et non couvertes pour le moment par l’enregistrement, parmi lesquelles aucune n’a été supprimée. » « Pour chaque souche enregistrée, nous prenons en compte la réalité des prescriptions pour décider des références qui seront commercialisées, et donc fabriquées en séries industrielles comme exigé par l’EH, en concertation avec des médecins représentant les différents courants de l’homéopathie, se défend Anabelle Flory-Boiron. Pour les souches rares pour lesquelles nous demandons également un enregistrement, nous faisons l’effort de fabriquer au moins une série industrielle malgré le peu d’unités vendues chaque année et donc la forte probabilité de destruction au moment de la péremption. » C’est le cas par exemple d’Asclepias vincetoxinum tube 5 CH ou d’Acetanilidum tube 5 CH.
Vingt-huit souches abrogées
À la mi-2014, Boiron avait déposé quelque 956 dossiers à l’ANSM. « Nous avons déjà obtenu un peu plus de 270 EH, précise Géraldine Garayt. Seules vingt-huit souches ont été abrogées faute de justification de leur caractère homéopathique ». Douze l’ont été suite à l’analyse du dossier par l’ANSM, seize suite au non-dépôt de dossier par Boiron en l’absence de justification suffisante de l’usage traditionnel en homéopathie. Il est parfois difficile de trouver des références bibliographiques justifiant l’usage homéopathique. Et de citer l’exemple de Pilosella, abrogée alors qu’elle ne posait aucun problème en matière de qualité et de toxicité. Au final, une quarantaine de souches ne feront pas l’objet d’un dossier. Aux- quelles s’ajoutent une vingtaine de souches arrêtées ces vingt dernières années pour motifs pharmaceutiques, notamment du fait d’une difficulté ou d’une impossibilité l’approvisionnement – à l’image du DTTAB, une souche fabriquée à partir d’un vaccin aujourd’hui indisponible auprès de son fabricant – ou faute de garantir la sécurité virale au regard de la réglementation en vigueur, à l’instar de Calculi biliarii. Soit environ 2 % des souches produites par le laboratoire, où l’on insiste sur leur caractère marginal.
Au Syndicat national des médecins homéopathes français (SNMHF), à dominante pluraliste, on confirme : « Très peu de souches ont été écartées et il s’agit des moins prescrites, relève Charles Bentz, son secrétaire général. Les préparatoires peuvent d’ailleurs continuer à fabriquer. La préservation du statut homéopathique est plus préoccupante que les quelques désagréments engendrés par cette procédure d’enregistrement. » Et pourtant... Les unicistes et leurs patients ne seraient pas les seuls à pâtir de cette contraction de l’offre : à l’ANSM, on fait état de nombreuses inquiétudes exprimées par des parlementaires et des pluralistes depuis début 2013. Poussant les praticiens à des pratiques borderline, entre activité de propharmacien et incitation à aller s’approvisionner à l’étranger : en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Grande-Bretagne ou en Autriche, où la pharmacie Remedia met à disposition les 5 500 souches de la Pharmacopée européenne. « Aujourd’hui, les patients s’adaptent, grâce à la trentaine de pharmacies en France capables de leur fournir les remèdes qui leur sont prescrits ou s’approvisionnent à l’étranger », confirme Laurent Guillerault, cotitulaire à la pharmacie des Comtes, sous-traitant en préparations homéopathiques, à Port-de-Bouc.
Problème d’approvisionnement
Au-delà de la querelle de clocher opposant tenants d’un traitement sur mesure et partisans d’une réponse symptomatique, le problème aurait des ramifications plus profondes. L’avenir de l’homéopathie traditionnelle serait menacé par le manque d’experts, numerus clausus oblige, et par une pratique en secteur conventionnel peu compatible avec une homéopathie uniciste exigeante et chronophage. Une situation corroborée par une offre de formation hétérogène.
« Si le laboratoire arrête de fournir la teinture mère, la souche disparaît. »
« Le gros problème, c’est le recrutement chez les jeunes médecins, souligne Yves Maillé, vice-président de la Société savante d’homéopathie et membre du pôle enseignement à l’Institut national homéopathique français (INHF)-Paris. C’est toujours l’omerta sur l’homéopathie à la fac. Mal- gré l’intérêt mondial qu’elle suscite, il est hors de question d’avoir pignon sur rue! »
Last but not least : les difficultés que rencontrent les officines pour s’approvisionner en matière première. « Du fait du statut particulier des granules et doses homéopathiques qui relèvent des préparations magistrales, nous n’avons plus accès à l’intégralité des souches répertoriées dans la Pharmacopée européenne, Boiron ayant entrepris de déposer un dossier d’enregistrement pour chaque souche et ses dilutions correspondantes », indique Laurent Guillerault. Impossible aujourd’hui d’importer un produit dont la monographie ne figure pas dans la Pharmacopée de l’État. « Depuis que l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) a décidé d’encadrer les préparatoires, il est beaucoup plus compliqué de se procurer des souches hors de France », ajoute Didier Le Bail, vice-président du Syndicat national de la pharmacie homéopathique (SNPH).
Quadrature du cercle
Cette restriction de l’approvisionnement se double d’un casse-tête réglementaire concernant les teintures mères, à la charnière entre phytothérapie et homéopathie, qui font l’objet d’une procédure d’enregistrement distincte à l’ANSM. Non seulement la commercialisation de la tein- ture mère est suspendue pendant le temps de l’examen des dossiers soumis à EH mais, une fois le dossier d’autorisation de mise sur le marché examiné, se pose le problème de la justification de leur usage homéopathique. Résultat : nombre d’entre elles disparaissent de la nomenclature des laboratoires homéopathiques. « On observe que la plupart des teintures mères font l’objet d’un déremboursement : ne restent plus que les rentables. Or si le laboratoire arrête de fournir la teinture mère, la souche disparaît, souligne Didier Le Bail. Boiron et Lehning se sont engagés à fournir les souches nécessaires aux préparations. Mais quid des diluthèques une fois la date de péremption des produits commandés atteinte, pour les souches que les laboratoires ne produiront plus ? »
C’est la quadrature du cercle. « Boiron ne fabrique plus de teintures mères dès lors qu’elles sont assimilées à de la phytothérapie. D’où le problème des pharmaciens pour monter des remèdes, résume Laurent Guillerault. On s’engagerait bien sur une demande d’agrément d’importation de matière première, mais pour être crédible il faut une masse suffisante de prescripteurs, or leur nombre va en diminuant. Si on n’amorce pas la pompe, l’homéopathie va mourir de sa petite mort. »