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Déstockage en cours

C’est la start-up qui monte, qui monte. LeComptoirdesPharmacies.fr propose une plate-forme de déstockage des produits de santé. Il y a ceux qui en sont friands et ceux qui s’interrogent sur sa légalité. Entre déstockage et rétrocession, il n’y a qu’un pas…

Par Anne-Laure Mercier

© FOTOLIA/ELABORAH

« C’est un sujet compliqué. » Il suffit en effet de prononcer le mot « rétrocession » pour que les portes se ferment une à une ou que les conversations virent au secret. L’Ordre national des pharmaciens refuse même simplement d’en rappeler la définition ou les contours. La question se pose encore pourtant quotidiennement pour des milliers de professionnels qui pratiquent cette forme de dépannage soit dans des cas d’urgence face à un patient dans le besoin, soit dans le cadre plus contesté d’achats entre confrères appartenant à un groupement informel. La question se pose encore plus vivement depuis le lancement – et devant le succès – de la « première plate-forme de déstockage pharmaceutique » LeComptoirdesPharmacies.fr, en février 2016 (lire encadré « Comment ça marche ? » ci-dessous). Sous couvert donc de « déstocker les produits “dormants” » et d’éviter « les pertes sèches plombant la trésorerie » qu’entraînent les produits périmés, au passage en « rapportant de la marge via des remises fortes », cette modeste entreprise toulousaine a créé un site de petites annonces entre pharmaciens, tour à tour acheteurs ou vendeurs, sorte de BonCoin.fr du médicament. À raison de 2 900 utilisateurs à mi-octobre, ne s’agit-il pas tout bonnement d’une forme de rétrocession organisée ?

Le code de commerce

« Notre solution est absolument légale », assure Charles Romier, l’énergique cofondateur et gérant du ComptoirdesPharmacies.fr. Cet ancien officinal a bien sûr bordé juridiquement son site web et, de l’analyse de ses avocats qui se fondent notamment sur la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008, « toute société doit lutter contre la péremption de ses stocks ».

« Les pharmaciens
se vendent entre
eux, autrement dit
se rétrocèdent
des produits. »
Me Denis Dioque, avocat à la cour d’appel d’Aix-en-Provence

 La LME autorise en effet le déstockage, jusqu’à présent qualifié de soldes déguisés, tout au long de l’année. Et permet dans ce cadre la revente à perte ; LeComptoirdesPharmacies.fr qui se targue de produits vendus « en deçà du prix d’achat » et de remises pouvant atteindre 90 %, « le maximum constaté sur du vignetté », s’en félicite donc. Quelques conditions s’appliquent toutefois à la revente à perte, stipulées dans le code de commerce : les produits doivent présenter « un caractère saisonnier marqué » – Charles Romier cite alors les solaires pour exemple –, être techniquement obsolètes, être « périssables à partir du moment où ils sont menacés d’altération rapide » ou souffrir d’un « réapprovisionnement […] en baisse ». « C’est le cas des fins de gammes », commente-t-il, précisant que son entreprise « dépend [ainsi] uniquement du code de commerce »
Oui, mais qui n’a pas entendu dire et redire que le médicament n’était pas un produit comme les autres ? LeComptoirdesPharmacies.fr proposant à la vente, outre des produits de parapharmacie, des dispositifs médicaux, de l’OTC et du médicament vignetté, peut-il ainsi s’exempter du Code de la santé publique ? Et ses clients – pharmaciens – avec ?

Vente au détail ou vente en gros ?

LeComptoirdesPharmacies.fr n’est ni un établissement pharmaceutique, puisqu’il ne stocke pas de produits, ni un courtier, puisqu’il ne négocie pas les prix des produits vendus sur sa plate-forme : c’est le pharmacien qui, en déposant sa petite annonce, décide de la remise qu’il accorde, même si « on le conseille pour lui assurer une rotation rapide de ses produits », indique Charles Romier. Un statut qui pourrait rapidement changer : « Nous nous sommes déclarés en tant que courtier le 18 octobre auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament », parce que des partenariats avec des laboratoires pharmaceutiques se dessinent, industriels à qui « sont évités beaucoup de retours »

« La rétrocession
est imaginée
comme artisanale,
non industrielle. »
Philippe Besset, vice-président de la FSPF

En attendant d’être bien enregistré en tant que courtier, LeComptoirdesPharmacies.fr n’est, d’après ses statuts, qu’un portail web « visant à mettre en relation des professionnels ». Selon Me Denis Dioque, avocat à la cour d’appel d’Aix-en-Provence, spécialiste notamment des règles relevant du Code de la santé publique, il « peut donc être qualifié d’intermédiaire dans l’achat de médicaments, ce qui peut poser des questions en termes de traçabilité et de sécurité sanitaire puisque cette société agit en dehors de tout cadre organisé par les textes. […] Elle fournit les prestations logistiques relatives aux opérations d’achat et de vente sans procéder elle-même à aucun achat ni vente de produits » mais ces opérations « lient juridiquement les pharmaciens entre eux, qui se vendent entre eux, autrement dit se rétrocèdent des produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques »… S’il reconnaît l’utilité du Comptoirdespharmacies.fr, « il convient de rappeler le principe de l’illégalité de la rétrocession entre officines, même si elle est très largement pratiquée et tolérée par l’Ordre ». Surtout, la rétrocession est censée se faire exceptionnellement et en quantités marginales. Elle est fondée « sur le devoir d’entraide, de confraternité, poursuit Me Dioque. D’ailleurs, un confrère qui refuserait de dépanner un pharmacien dans le besoin pour un patient commettrait une faute déontologique de mon point de vue ». Le problème du Comptoirdespharmacies.fr, c’est qu’« une rétrocession organisée à l’échelle nationale et à un tel niveau de volume dépasse très certainement les limites du dépannage ». Cette plate-forme crée un autre écueil : le Code de la santé publique stipule que l’officine n’est autorisée qu’à vendre au détail et, rappelle Me Dioque, elle « ne peut empiéter sur la vente en gros [en somme, la distribution, NDLR] que la loi réserve à des établissements pharmaceutiques », comme les grossistes-répartiteurs. Et la vente en gros ne se définit pas en termes de volumes : « Vendre au détail, c’est vendre au consommateur directement, pour des besoins individuels, explique Denis Dioque. Vendre en gros, c’est vendre pour que celui qui achète revende à son tour. » En plus de rétrocéder, le pharmacien vendeur se retrouve ainsi distributeur… 
La FSPF pointe aussi cette contradiction : « La rétrocession est imaginée comme artisanale, non industrielle, rappelle Philippe Besset, son vice-président. Il s’agit d’acheter et de vendre entre confrères, sans marge, des produits dans une quantité limitée. LeComptoirdespharmacies.fr n’est pas une pharmacie d’officine, donc n’opère pas de rétrocession artisanale. Faute de règlementation en matière de rétrocession, il doit rentrer dans un cadre : centrale d’achat pharmaceutique (CAP), grossiste-répartiteur… ou courtier, pourquoi pas. » Justement, où en est la réglementation quand, sur le terrain, la nécessité d’une rétrocession légale se fait sentir depuis des années ? « Au point mort », constate Philippe Besset, dont le syndicat réclame pourtant un cadre.

Une croissance à deux chiffres

Denis Dioque regrette également une loi « trop rigide actuellement » quand la « simple tolérance est, elle, trop fragile ». Mais « la loi est souvent précédée par la pratique : si l’utilité de ce type de plate-forme de déstockage devait être démontrée et que la règle de l’interdiction de la rétrocession devait être assouplie, et j’y suis favorable, c’est au législateur de se prononcer, afin d’écarter toute déconvenue ». « Un jour ou l’autre, le ministère de la Santé devra se positionner », estime Philippe Besset. 
Car force est de constater le large succès du Comptoirdespharmacies.fr. Les commentaires des utilisateurs sur les réseaux sociaux sont dithyrambiques, la société affiche une croissance mensuelle de plus de 15 %, compte aujourd’hui sept salariés, a lancé une levée de fonds pour se déployer – ses statuts prévoient d’ailleurs un développement « en France et dans tous les pays » –, a signé un partenariat avec un premier groupement, Optipharm, quand d’autres se montrent intéressés, comme Paris Pharma, Ifmo ou Evolupharm. Elle se rapproche également des grossistes-répartiteurs et compte rassembler plus de la moitié des officines d’ici à 2018. Seule sur ce créneau – la société de marketing officinal Pharmonweb n’étant pas encore sortie du bois bien qu’elle annonce ce projet sur son site web –, elle est en plus auréolée d’une bonne réputation. L’équipe est jeune, fait parler d’elle dans les médias, les salons et les forums en ligne, et n’hésite pas à mouiller sa chemise sur les réseaux sociaux pour défendre ou expliquer son fonctionnement. Elle remerciait ainsi ses clients sur Facebook il y a quelques mois : « Grâce à vous, nous avons pu assurer la continuité du traitement d’un enfant atteint d’une pathologie grave, et ce malgré une rupture labo, grossiste et hospitalière ! » Charles Romier raconte : « J’adorais mon métier mais il était en souffrance. Il lui fallait une bouffée d’air. Le discount n’est pas notre vision de la pharmacie. Au contraire, nous augmentons la qualité du service. Nous avons profondément modifié l’économie officinale. » S’il est trop tôt pour préjuger de son avenir, LeComptoirdespharmacies.fr est en tout cas dans l’air du temps. 

Comment ça marche ?

« La seule chose à faire pour le pharmacien, c’est de mettre en ligne et en carton ! », explique le gérant du ComptoirdesPharmacies.fr, Charles Romier. Depuis début 2017, l’équivalent de deux millions d’euros de marchandises a circulé, dont sont exclus les produits du sang, de la chaîne du froid, les stupéfiants et une vingtaine de spécialités listées par l’Agence du médicament comme « à risque de falsification ». La société prend 3 % de commission sur le hors-taxe remisé et assure son service sans engagement, qu’il s’agisse d’abonnement, de volumes ou de minimum d’achat. Si elle n’est pas encore reliée aux logiciels de gestion – « c’est en cours » – , elle affirme proposer « l’ensemble du catalogue, à raison de 35 000 annonces ». Et LeComptoirdesPharmacies.fr ne dispose pas que de produits bientôt périmés, loin de là : « Ce n’est pas un problème : si je suis en surstock, je peux déstocker », répond Charles Romier.

À l’hôpital aussi

À l’hôpital aussi

Les pharmacies à usage intérieur (PUI) sont tout autant concernées que les officines par les pertes liées à la gestion des stocks, par exemple lorsqu’un produit prend la poussière sur l’étagère en cas de décès du patient, de son transfert ou d’une intolérance. Pour y remédier, un jeune entrepreneur, Goulwen Lorcy, a donc créé MaPUI en janvier 2016, qui fonctionne sur le même modèle que son équivalent en ville, LeComptoirdesPharmacies.fr, mais avec un système d’abonnement proportionnel au nombre de lits de l’hôpital incluant tout un panel de services, comme un tableau des médicaments de remplacement existants en cas de ruptures de stock. À la mi-octobre, 170 hôpitaux de toutes tailles, privés ou publics, étaient connectés et plus de 200 produits mis à disposition. Une PUI peut même « emprunter » à une autre un produit en attendant que sa propre commande soit livrée. Un partenariat est-il possible ? Si MaPUI et LeComptoirdesPharmacies.fr avouent échanger à ce sujet, une collaboration semble néanmoins prématurée.

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