Qu’est-ce qui a changé depuis 2012 en France ? Les inégalités se sont-elles encore creusées ?
Tout d’abord, je ne parle pas d’un point de vue politique : ne prenez pas ce que je dis pour un soutien ou une dénégation de quiconque. Quand vous évoquez le développement des inégalités, vous faites certainement allusion au rapport de l’association UFC-Que choisir sur l’accès aux soins. La ministre de la Santé et ses services ont tout de même pas mal fait pour lutter contre ces disparités et maintenir notre système de solidarité, il faut le reconnaître. Les déficits ont été réduits, à partir d’une situation difficile. Mais ce que je reconnais à ce gouvernement, on pourrait également le reconnaître à d’autres. Pas au précédent, qui avait plutôt laissé filer les dépenses, mais aux autres. Il y a quand même des choses qui vont dans le sens du maintien du système de santé et de solidarité dans une France qui se transforme vite. On est un vieux pays, le réorganiser n’est pas chose facile et beaucoup s’y sont cassé les dents.
À vous écouter, on a l’impression que les choses changent peu, voire pas…
Il y a cent cinquante ans, la France comptait à peu près 8 000 médecins et ils étaient déjà répartis comme ils le sont aujourd’hui. Pas sur la Côte d’Azur, qui n’existait pas encore à l’époque, mais autour de Marseille, Montpellier, en Provence occidentale… et à Paris, bien sûr. À l’époque, les trois seules facultés étaient situées à Paris, Strasbourg et Montpellier.
La dernière convention des médecins propose jusqu’à 50 000 euros pour inciter un jeune à s’installer dans un désert médical. Est-ce réellement efficace ?
Tout ce qui peut aider des jeunes à s’installer dans des coins jugés difficiles – le métier de médecin de campagne est chouette mais dur – est bon ! Mais, non, ce n’est pas très efficace.
La grande question est toujours la même : l’installation des médecins doit-elle être régulée ?
Il ne faut pas exagérer l’importance de la régulation de l’installation, notamment en termes de volume. Mais elle est certainement nécessaire, et en tout cas pas anormale. Ce n’est pas lié au fait que les études des médecins sont payées par l’État. Après tout, c’est le cas de tous les étudiants de France et on ne demande à personne de rembourser ses études une fois parti travailler dans le privé. En revanche, les médecins sont automatiquement conventionnés et la population qu’ils desservent est solvabilisée par la Sécurité sociale. Cela se tenait quand les Français étaient à peu près bien répartis sur le territoire, mais aujourd’hui la littoralisation sur l’Atlantique et la Méditerranée a modifié la donne. La liberté d’installation est un vieux principe, qui a toujours existé, mais la France a changé et le système de santé n’a pas suivi.
Pour quelle raison ?
Auparavant, on avait des hommes partout et des médecins formés en quelques rares endroits ; aujourd’hui c’est l’inverse. En faisant accepter à l’État la charte de la médecine libérale en 1928, les médecins ont fait d’un document purement circonstanciel une réalité qui ne peut être remise en cause, comme les Tables de la Loi dans la Bible.
« Le modèle des MSP
est appelé à s’épuiser,
faute de combattants. »
À l’inverse, la profession des pharmaciens s’est structurée très tôt, au moment où la France urbaine commençait à se manifester mais continuait à coexister avec la France rurale : plus de la moitié des Français vivait encore à la campagne en 1942 [la loi qui fixe le nombre de pharmacies par habitant date de septembre 1941 et a été conservée en 1945, NDLR]. Finalement, la répartition des médecins ne correspond plus à celle des hommes, alors que les pharmaciens sont présents partout en France. Ils jouent un grand rôle parce qu’ils ont été répartis à un moment où la France était plus uniformément peuplée. Aujourd’hui, le réseau des pharmaciens a certes du mal à se maintenir à cause des difficultés financières mais il est habitué à être présent partout. J’ai beaucoup d’amis pharmaciens et je ne les entends pas se plaindre de conditions difficiles d’exercice de leur métier en zone rurale. En revanche, à les écouter, leurs revenus baissent.
Davantage de médecins ou de pharmaciens sur un territoire donné, cela veut-il dire des gens en meilleure santé ?
C’est toujours difficile de prouver ce genre de choses, mais le réseau des pharmaciens est certainement historiquement un facteur important de bonne santé de la population.
Bientôt 1 000 maisons de santé pluridisciplinaires (MSP) en France : une évolution présentée comme inéluctable par les pouvoirs publics. Pour autant, est-ce la solution miracle ?
On pourrait aller plus loin, voire beaucoup plus loin, mais ce n’est pas le seul modèle. Car celui des MSP est appelé à s’épuiser, faute de combattants, autrement dit faute de médecins. Certaines MSP restent vides et les maires ont du mal à attirer les professionnels de santé. En d’autres termes, ça « marchotte ». Il y a un autre modèle, qui est celui des centres de santé, qui fait penser aux dispensaires d’avant-guerre. Il n’y a pas de honte à être salarié ! Après, quand on dit que les jeunes recherchent le salariat, ce n’est pas tout à fait vrai : ils cherchent le salariat dans les grandes villes, pas dans les petites.
Les pharmaciens ont-ils raison de craindre ces MSP ?
Pourquoi changer quand on est client traditionnel d’une pharmacie en milieu rural et qu’elle est bien approvisionnée, ce qui est le cas partout en France, puisqu’il s’agit d’un très bon système où les livraisons s’effectuent du jour au lendemain ?
« La santé n’a jamais
été un argument
de campagne parce
que tout semble
aller de soi. »
Pour moi, les pharmaciens n’ont pas à avoir peur. La profession sait évoluer : rappelons-nous qu’au début du xxe siècle existaient les médicaments locaux, qui ne franchissaient pas la barrière du département. Il y a eu jusqu’à 10 000 laboratoires pharmaceutiques ! Aujourd’hui, le traitement des maladies se fait de plus en plus par le médicament. Dans le cancer, l’exérèse des tumeurs diminue et des anticancéreux, parfois spécialement préparés, se développent. Les médicaments sont de précieux compagnons.
Y a-t-il un retour vers la ruralité, comme on l’entend dire parfois ?
J’aimerais y croire. Il y a quelques success stories mais on n’en voit quand même pas beaucoup passer quand on consulte les rapports annuels de l’Ordre des médecins. Même dans des régions pourtant avenantes comme Poitou-Charentes, depuis quelques années, les nouvelles installations se font à Poitiers, La Rochelle… et c’est quasiment tout. Même à Niort ou Angoulême, les médecins qui partent en retraite ne sont pas remplacés. Quant à des petites villes comme Montmorillon ou d’autres, les jeunes ne veulent plus y aller. Les pharmaciens finissent par se retrouver seuls et ça pose évidemment des problèmes.
La santé occupera-t-elle une place dans la présidentielle de 2017 ? Beaucoup le souhaitent.
À chaque élection, les fédérations et les syndicats de tous bords produisent des plaquettes pour interpeller les candidats et les postulants à la candidature, qui se pressent ensuite aux congrès en déclarant éprouver un intérêt particulier pour les problèmes de santé. Celle-ci peut devenir un vrai sujet mais ce sont des transformations lentes. Ce que j’ai dit en 2012 a été partiellement entendu : quand le candidat Hollande a promis qu’aucun Français ne serait à plus de 30 minutes des urgences, cela venait directement de mes travaux.
La promesse a-t-elle été tenue ?
Non. Enfin… je viens d’entendre que Jérôme Guedj [député socialiste, NDLR] veut placer la santé au cœur du débat, tout comme Olivier Véran [député socialiste et candidat à la présidence de la Fédération hospitalière de France, NDLR]. Chez Juppé, il y a quand même des choses puisque Hervé Gaymard, son directeur de programme, a été secrétaire d’État à la Santé. Donc peut-être, mais certainement pas beaucoup plus qu’avant. Je ne suis pas devin mais j’aimerais que les questions de pacte républicain et de vivre ensemble figurent au débat. Et la santé est une belle entrée en matière. Cela n’a jamais été un argument de campagne parce que tout semble aller de soi. Il n’y a pas que l’hôpital ou les médecins, il s’agit aussi de bien-être et de bonheur de vivre. La santé mobilise de bonnes valeurs.
Parmi les évolutions du système de santé, le désengagement de l’hôpital vers les soins de ville est souvent présentée comme la panacée. Qu’en pensez-vous ?
Le virage ambulatoire est inéluctable. Si l’on regarde les choses sur la durée, on s’aperçoit que la réduction des durées de séjour à l’hôpital est permanente depuis deux siècles, et surtout depuis les progrès pasteuriens du début du xixe siècle. Beaucoup de séjours sont même tombés sous la journée.
« La répartition
des médecins ne
correspond plus
à celle des hommes,
alors que les
pharmaciens sont
présents partout. »
Bientôt, c’est l’hôpital qui viendra à nous. Dialyse, chimiothérapie à domicile…, d’ici vingt à trente ans, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle permettront d’autres choses. Qui pensait à ça [il sort son smartphone, NDLR] il y a dix ans, qui pensait à Internet avant 1996 ? Les évolutions peuvent être brutales et peut-être cela ira-t-il bien plus vite qu’on le croit. L’hôpital deviendra une organisation qui transmettra ses ordres à distance à des robots. En 1980, Jean Dausset, un des plus brillants médecins français du xxe siècle, a écrit ses Mémoires, intitulées Mon beau navire. Il voyait des murs d’écrans partout. Aujourd’hui, ce sont les objets connectés.
Les pharmaciens ont peur des nouvelles technologies parce qu’ils craignent de se faire remplacer par des machines ou des sites. Ont-ils raison ?
Ces technologies ne doivent pas aller vers une libéralisation sauvage ; les médicaments doivent continuer à être délivrés par des pharmaciens et la médecine pratiquée par des médecins. Tout le reste est dangereux. Mais personne ne peut dire si, dans cinquante ans, les pharmaciens n’alimenteront pas des drones pour délivrer des médicaments. Idem pour les ambulanciers : dans vingt à trente ans, on peut imaginer des véhicules sanitaires sans chauffeur, ce serait d’ailleurs assez facile à programmer. Les pharmaciens, en revanche, sont docteurs : c’est un métier difficile, de haute responsabilité et parfois dangereux. D’ailleurs, à l’heure actuelle, les officinaux sont sous-employés.
Vous faites allusion à la possibilité de vacciner à l’officine ? Y êtes-vous favorable ?
Oui. Pourquoi les vaccinations ne seraient-elles pas faites par les pharmaciens ou les infirmiers ? Il y a beaucoup de pharmacies – surtout en milieu rural – où les patients « consultent » sans se déshabiller, en montrant une rougeur ou une irritation et cherchent écoute et conseil. Ce que les pharmaciens font d’ailleurs très bien.